Wherever we can go: De l’errance dans les non-lieux à l’émergence d’un lieu

Tout d’abord c’est l’histoire d’un espace. Un espace totalement investi par une œuvre. Une moquette recouvre le sol, des coussins installés contre les murs et au fond un écran géant qui diffuse une vidéo. Le petit couloir en avant amène à une petite alcôve dans laquelle deux musiciens produisent en direct une musique hybride, mélange d’électro et d’instruments rudimentaires : des machines d’un côté et des flûtes, xylophone pour enfant, didjeridoo de l’autre. Dans le couloir, un panneau constitué de petits objets encadrés est accroché au mur. En face, une phrase en néons bleus : « A way to nowhere ». Les spectateurs entrent dans le couloir, s’y assoient. Les uns contre les autres, réunis dans l’espace réduit du lieu, ils se retrouvent limités dans leur geste, leur mouvement. Ils ne se connaissent pas et pourtant ils se touchent, assis à même le sol. Le bleu envahit l’air, il remplit le vide au dessus de leur tête dans un halot onirique. Puis, ce sont les tons chauds de la vidéo, jaunes et orangés, qui éclairent leur visage. Et puis c’est la musique qui retentit et comblent leurs oreilles de son refrain redondant. Le voyage commence…
Marc Augé définit le non-lieu comme un élément essentiellement présent au monde contemporain. Ces non-lieux sont ce qui caractérise le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui : la modernité annonçait en quelque sorte leur venue en remarquant au sein des villes ces nouveaux lieux de passage et d’errance où l’individu se noie dans la foule et où l’anonymat n’est que le reflet de son individualité. Aujourd’hui c’est ce sentiment exacerbé de lieux neutres, sans histoire et non ancrés dans une hérédité générationnelle qui forment les non-lieux. Marc Augé explique que « si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme histoire, définira un non-lieu. » (Marc Augé Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité , coll. La librairie du XXe siècle, édition du Seuil, Paris, 1992 – p.100). Le non-lieu représente alors l’espace contemporain en ce qu’il a la capacité de créer de l’individualité anonyme dans la multiplication infinie des individus. Ce qui peuple le monde, ce ne sont plus des êtres communautaires qui se réunissent et se lient dans des rapports de proximités existentielles. La communauté des non-lieux ne naît pas de l’histoire ou des traditions qui font le lien des individus entre eux. La communauté contemporaine des non-lieux ne permet pas à ces individus de se reconnaître dans une identité commune. Elle est ce qui efface l’identité pour ne retenir que l’uniformité de l’anonymat. Chacun dans sa particularité propre est réduit à sa propre solitude, il ne reconnaît pas l’autre dans son alternative de différence ou de ressemblance identitaire. L’autre n’est ni le semblable ni l’autre, parce qu’il ne se revendique plus d’une certaine existence liée à ce qui le définissait ainsi par rapport à des caractéristiques identitaires communes ou dissemblables. L’autre est un autre-même dans l’anonymat et demeure autre par l’indifférence qu’on porte à cet anonymat. Ainsi, c’est la solitude et le non rapport qui marquent les non-lieux.
C’est le paradoxe du monde contemporain : dans le flux incessant des mouvements humains de foule, abondante, surpeuplée, l’homme devient un être unitaire et identique. Dans les non-lieux, nous sommes une unité, nous ne sommes qu’un malgré la multiplication de nos mêmes, qui comme nous, se déplacent dans ces espaces dépourvus d’identité. Le chiffre un multiplié à l’infini ne donnera toujours que ce qu’il est : l’unité et l’isolement de son être unique. Unique non pas dans ce qu’il a d’exceptionnel, mais dans son irréductibilité.
Un. Jamais le produit d’un ensemble d’éléments réunis dans la force et la puissance du rassemblement.
Un. Les uns à côtés des autres. Continuant à nous mouvoir dans l’indifférence des autres uns qui font de même. Ces autres uns pour qui nous ne sommes rien d’autre que ce qu’ils représentent pour nous. D’autres anonymes grouillant dans l’immensité de l’inidentifiable.
Un. A jamais isolément.
Le spectacle visuel qui s’offre à nous dans le lieu d’exposition nous en donne l’image. La vidéo nous montre une route, des lumières, la ville. Nous y voyons la route défiler, une route anonyme, floue et indistincte. La démarche de Cao Xiao Yang est celle d’un enfant de la contemporanéité. Il erre dans les non-lieux autoroutiers. Il enregistre ces images sans identité, ces images qui ne racontent pas une histoire, qui ne construisent pas l’Histoire. Il nous montre son voyage d’être isolé dans l’immensité de la « surmodernité »[1]. Son isolement est l’image de notre propre isolement. Et c’est pour cette raison que ces images filmées nous parlent. Elles nous parlent le langage de la contemporanéité. Elle nous parle le langage de la solitude. De notre solitude. De notre condition d’être errant, indifférencié, en perte d’identité. Elle nous renvoie à notre condition de passager anonyme et cela résonne en nous. Et nous comprenons. Nous comprenons ce que nous disent ces images. Nous leur donnons du sens parce que tout à coup elles font sens pour nous. Elles deviennent des repères, des choses de significations, des signaux. Les images de Cao Xiao Yang deviennent des termes de communication.
Mais cela ne suffit pas. La musique qui berce ces images envoûtantes, nous plonge dans une expérience qui rajoute un niveau de sensation. Car il ne s’agit pas d’une musique enregistrée. Elle n’est pas diffusée de manière anonyme. Elle est justement jouée en direct. Nous pouvons voir les musiciens. Ils sont là devant nous. Ils se produisent pour nous. Ils créent une espace sonore atour des images. Ils amènent cette sensibilité auditive qui finalement crée du lien entre chacun de nous. Les sons travaillés électroniquement de Cao Xiao Yang, dialoguent avec les instruments traditionnels de Wang Yao. Un dialogue simple, qui comblent le silence des images. Un dialogue de la répétition dont la sérialité des enchaînements agit directement sur nos sens et nous emporte dans une transe contemplative.
Le regard est absorbé par l’image. L’attention est à son comble. Nous sommes envoûtés.
Et c’est la communion. L’espace réduit qui nous oblige à entrer dans la proximité, nous force à entrer en rapport les uns avec les autres. Ces autres qui étaient pour nous des individualités anonymes dans les non-lieux de la contemporanéité, deviennent tout à coup des semblables autres. Ils deviennent des autres que je peux identifier en l’absence même de connaissance. Car nous nous reconnaissons enfin. Nous nous reconnaissons comme les enfants de la « surmodernité ». Nous nous reconnaissons comme population des non-lieux. Nous ne sommes plus des mêmes identiques parce que nous ne sommes plus des unités multipliées à l’infini. Nous ne sommes plus des uns individuels. Nous sommes des semblables parce que nous reconnaissons en nous des éléments identiques qui construisent du lien entre nous. Et ces liens nouvellement tissés et émergents de notre rapport paradoxal au non-lieu nous font renaître comme communauté.
« Wherever we can go » est une œuvre qui nous propose de nous confronter à l’existence du non-lieu. Elle nous met face à face avec le non-lieu en nous en donnant l’image. Une image visuelle certes par la vidéo qui le filme mais surtout une image de nous-mêmes en tant que peuple du non-lieu. L’environnement créé par Wang Nan nous le rappelle. Nous sommes assis, ensemble à même le sol. La chaleur de nos corps dégage une certaine douceur. Nous échangeons des regards, nous nous touchons. Nous ne sommes plus des êtres indifférents. Nous sommes ici et maintenant, dans l’instant présent, pour partager une expérience sensorielle et esthétique. La phrase aux néons bleus nous invite au voyage dépourvu de destination. Ce voyage de l’errance, de la perte de soi en tant qu’individualité. Mais qu’importe. Car dans cette non-individualité nous gagnons en identité. Nous devenons la communauté des voyageurs de l’ailleurs. Nous sombrons le temps de ce moment éphémère dans un monde autre : le non-lieu qui se manifeste à nous comme référence signifiante donne naissance à un espace nouveau et identifiable. Du non-lieu émerge le lieu, communautaire et identitaire qui nous inscrit dans une histoire commune. Ce lieu est celui de l’espace d’exposition, du Lab47 devenu à son tour œuvre d’art. Car la force de « Wherever we can go » est justement d’incarner les non-lieux en devant, par la communion avec son espace d’exposition, un lieu. La mise en scène du non-lieu, du voyage sans fin, laisse apparaître enfin la naissance du lieu.
Ensemble dans le lieu nous partageons nos références, nous créons des significations.
Communion des semblables.
Disparition des anonymes uns.
Apparition des êtres dans l’expérience simultanée et commune d’un lieu en pleine émergence.
Aurélie Martinaud
[1] Ce que Marc Augé appelle « surmodernité » reflète une surabondance événementielle de la situation contemporaine marquée par la recherche de sens du présent (ou du passé proche). Dans l’excès des événements et des informations qui marquent l’époque contemporaine faite d’échanges et de relations ancrées dans le « système-monde », nous sommes dépassés et nous n’avons plus les repères ni la distance nécessaires pour comprendre ce qui arrive au présent. L’excès d’espace est le second point caractéristique de la « surmodernité » : « l’excès d’espace (…) est corrélatif du rétrécissement de la planète » ; ainsi le paradoxe de la « surmodernité » est marqué également par une surabondance d’espaces qui renvoie à une planète à l’espace réduit, accessible en une image depuis les satellites qui nous en transfèrent le reflet. D’où le sentiment d’errance et d’égarement éprouvé alors dans ce vertige causé par l’excès de temps et d’espace et cette recherche insatiable de significations.